Travail (in)décent : le sexe et l'OIT
Eileen Boris  1  , Magaly Rodriguez Garcia  2  
1 : University of California, Santa Barbara
2 : KULeuven

A la fin des années 1990, Lin Lim était envoyée à Washington pour expliquer que l'OIT n'appelait pas à la légalisation de la prostitution, comme l'en avait accusé la Coalition contre le Trafic des Femmes. En 1998, sn ouvrage, The Sex Sector, avait gagné le prix international décerné par l'entreprise Nike au salon du livre de Francfort. En acceptant le prix, Lim, économiste du développement spécialisée sur les questions de genre au Bureau international du travail à Genève, avait rappelé que « la reconnaissance de la prostitution comme secteur économique » n'avait rien à voir avec un soutien à la prostitution. L'OIT rappelait quant à elle qu'il appartient aux pays de décider de la posture légale à adopter sur cette question. La préface de l'ouvrage dirigé par Lim rappelait quant à elle : « la question de la légalisation est épineuse car le souci des droits humains est difficile à démêler d'autres considérations sur la morale, le crime et les menaces à la santé publique. Plusieurs de ces considérations vont au-delà du mandat de l'OIT »[1]. Par la suite, Lim sera le fer de lance de plusieurs initiatives relatives au « travail décent » qui deviendra le slogan de l'OIT à partir de la fin des années 1990s. [MOU1] Bien que son approche du secteur du sexe à l'aune de questions macroéconomiques comme la migration et les inégalités de genre et de génération soit assez nouvelle, le déni du travail sexuel comme partie intégrante du mandat [MOU2] de l'OIT lui ne l'était pas. Déjà en 1921, la branche politique et recherche du BIT avait écarté une résolution sur le trafic humain préparée par la Commission internationale de l'émigration en rappelant « La question des industries sexuelles est une question qui ne concerne qu' indirectement l'OIT, dans la mesure où les abus appelant à une meilleure protection revêtent un caractère criminel relevant d'une section déjà existante au sein de la Société des Nations »[2]. Néanmoins, le BIT était désireux d'aborder la question du trafic des femmes et des enfants dans le cadre de ses travaux sur la protection des travailleurs migrants[MOU3] . En dépit du souhait de certains d'investiguer les conditions de vie des travailleuses, la préoccupation première demeurait le travail industriel masculin – la prostitution étant alors compris comme un mal, qui n'avait rien à voir avec un « travail respectable » mais une situation dans laquelle tombait les femmes soit de force, soit en raison de leurs mauvaises relations ou parce qu'elles souffraient de maladie mentale. « Le plus vieux métier du monde » n'en était donc pas un.

Il n'y aurait pas d'histoire de l'OIT et du travail sexuel si l'on se contentait d'une définition du travail pris au pied de la lettre. En retraçant la manière dont le travail sexuel va et vient au sein des activités de l'OIT, il s'agit de complexifier le récit dominant sur le travail sexuel en l'analysant dans le cadre de la mise en place d'un régime normatif global du travail par l'OIT. Car l'OIT n'a jamais été une entité unifiée. Composée de plusieurs branches au sein du BIT et au service d'un grand nombre de parties-prenantes (Etats, syndicats, organisations d'employeurs, d'organisations de femmes et d'ONG) l'OIT donne à voir un siècle de tensions entre le travail sexuel et la quête d'un travail décent, régulé en termes de salaires, d'heures de travail, de santé au travail et d'autres normes incluant la liberté syndicale. En d'autres termes, d'un travail qui pose les conditions d'un épanouissement et d'une émancipation et[MOU4] non d'une exploitation.

Notre analyse se concentre sur trois périodes distinctes. La première, celle de l'entre-deux-guerres, durant laquelle l'OIT a développé ses premières conceptions autour du travail des femmes et des questions relatives aux maladies sexuellement transmissibles et à la prostitution, l'émigration féminine devenant alors le point de convergence des questions relatives au travail migrant, au danger sexuel et au trafic. Alors que les partisans d'une définition du travail comme travail productif empêchaient la reconnaissance du travail domestique, le problème de la protection sociale des marins dans les zones portuaires[MOU5] déclencha la résistance aux mesures de l'OIT par les réformateurs moraux, les experts en hygiène sociale [MOU6] et les féministes.

Avec la création de l'ONU, d'autres agences sont devenues le lieu de discussions sur les travailleurs migrants, l'OIT réagissant peu aux mesures initiées sur la prostitution dans ces espaces. La seconde période, qui démarre après la Conférence mondiale de l'emploi en 1976, voit l'OIT s'intéresser le statut des femmes dans les pays en développement, où la migration des femmes des campagnes vers les villes et l'accroissement du tourisme sexuel génèrent des tensions entre les experts féministes de l'OIT et les autres membres, plus prudents de l'Organisation. L'ouvrage de Pasuk Phongpaichit's From Peasant Girls to Bangkok Masseuses (1982) montre bien l'impact du développement structurel et de la modernisation sur les relations sociales de genre et illustre les luttes survenues au sein de l'OIT sur la place du travail sexuel dans l'analyse du travail des femmes. Le même constat vaut pour le travail de Lim. Finalement, durant ces dernières décennies, la question du travail sexuel revient à l'agenda de l'OIT à travers les questions relatives au VIH/SIDA, au travail décent pour les migrants, au trafic de travailleurs et aux « pires formes de travail des enfants » (Convention 182). Alors que la branche santé de l'OIT tend à décrire la prostitution comme un véritable travail, les programmes de lutte contre le travail forcé et l'esclavage moderne tendent à adopter une posture abolitionniste sur la prostitution.

(non traduit car je en vois pas trop l'intérêt au stade du résumé : In collaborating on this paper, we bring our individual research together to understand the persistent placing of commercial sex outside of decent work)

Si l'OIT définit publiquement la prostitution comme forme de travail indécent, cette situation contraste avec les efforts (souvent silencieux) de certains experts de l'OIT en matière de santé au travail, de femmes et de développement, de se saisir de la question du travail sexuel comme véritable travail afin d'améliorer les possibilités des travailleurs et travailleuses du sexe de lutter pour des conditions de vie digne. Nous nous appuyons pour ce faire sur les archives de l'OIT et des organisations associées (SDN, ONU), des rapports actuels et sur des entretiens.
Cette communication fait dialoguer à la fois les questions de justice sociale ainsi que de normes et de régulation, au cœur de cette conférence. Elle interroge la production internationale de catégories qui séparent les sphères du travail intime et corporel de celle du travail « respectable » ou « décent »[MOU7] . En outre, nous analysons la réponse internationale adressée par l'OIT aux travailleuses du sexe et à la définition restrictive du travail en droit international/ dans le droit international du travail.[MOU8] 


[1] Lin Lean Lim, ed. The Sex Sector: The economic and social bases of prostitution in Southeast Asia (Geneva: ILO, 1998)

 

[2] Memo on International Emigration Commission, “Report on the Traffic in Women and Children,” L/12/2/5 1921, Archives de l'OIT, Genève. 

 

ENGLISH VERSION
(In)Decent Work: Sex and the ILO

In the late 1990s, Lin Lim was sent to Washington, DC to explain that the International Labour Organisation (ILO) was not calling for the legalization of prostitution, as charged by the Coalition Against Trafficking in Women. Her edited book, The Sex Sector, had won the 1998 International Nike Award at the Frankfurt Book Fair. In accepting the award, Lim, a development economist specializing in gender at the Geneva-based International Labour Office, reiterated that “recognition of prostitution as an economic sector” was not the same as endorsing legalization. The ILO insisted that, “it is for countries themselves to decide on the legal stance to adopt.” Indeed, the book's “Preface” emphasized, “The question of legalization is thorny because the human rights concerns are difficult to disentangle from concerns over morality, criminality and public health threats. Many of these concerns would stretch the ILO's jurisdiction beyond its current mandate.”1 Lim would go on to spearhead initiatives on “decent work,” the concept that became the slogan of the ILO since the late 1990s. Though her taking of the sex sector as a question of macroeconomics, migration, and uneven gender and generational power was a breakthrough, the denial of sex work as part of the ILO's institutional portfolio was not. 

As early as 1921, the Office, the policy and research branch, brushed off a resolution on trafficking by the International Emigration Commission, which it had helped establish, by claiming, “The subject matter [sex industries] appears to be one in which the International Labour Organisation is but indirectly concerned, particularly as the abuses against which protection is sought are of a criminal character and a special 

section of the League exists for the study of the Question.”2 But it was willing to enter the conversation of the traffic in women and children as part of its concern with the protection of migrant labor, especially the provision of labor inspectors, the regulation of fee-charging employment services, scrutiny of labor contracts, the social welfare of seafarers and the question of venereal disease among maritime workers. Though some within its ranks would investigate conditions of women workers, their focus was the world of industrial male work— prostitution they understood as an evil, something very different from “respectable work” and a situation in which women fell into because of coercion, bad friends or mental weakness. The world's oldest profession was not work. 

There would be no history of the ILO and sex work if we just took their definition of what is work at face value, however. By tracing sex work as it weaves in and out of ILO actions over the last century, we seek to complicate the narrative that the ILO tells about itself as well as the place of sex work in the making of the larger global labor standards regime. The ILO was never a unified entity. Composed of many branches within the Office, as well as serving as an arena for diverse stakeholders from nation states, trade unions, employer associations, and increasingly women's organizations and NGOs, the ILO offers a long 20th century history of the tension between sexual labor and the quest for decent work, work regulated by wage, hour, health and safety and other standards, including freedom of association; that is, work that allows for fulfillment of life rather than the exploitation of the living, free labor rather than slave labor. 

Our analysis focuses on three distinct periods. During the first (interwar) period, from 1919 into the founding of the UN, the ILO developed its views of female labor, sexually transmitted diseases and prostitution. The question of female emigration became a place where questions of labor migration, sexual danger and trafficking coalesced. 

While advocates of the definition of work as productive labor prevented the recognition of domestic work, the problem of the social welfare of seafarers in ports sparked resistance to ILO measures by moral reformers, social hygiene experts, and feminists. With the UN, other agencies became the locus of questions of migrant work, with the ILO barely responding to measures initiated there on prostitution. The second period, 

after the World Employment Conference of 1976, saw the ILO investigating the status of women in developing countries, in which the migration of rural women to cities and a growing tourist sex trade became an area of conflict between ILO feminist development experts and more cautious members of the organization. Pasuk Phongpaichit's From Peasant Girls to Bangkok Masseuses (1982) illuminates not only the impact of structural development and modernization on gendered social relations but also exemplifies struggles within the ILO over the place of sex work in analyzing women's labor. The same goes for Lim's study. Finally, during the last few decades, sex work returned to the ILO agenda through questions of HIV/AIDS, migrant decent work, labor trafficking, forced labor and “the worse forms of child labor” (Convention #182). While the ILO's health branch depicts prostitution as work, programs against forced labor and “modern slavery” lean toward the abolitionist stance on prostitution. 

In collaborating on this paper, we bring our individual research together to understand the persistent placing of commercial sex outside of decent work. Publicly, the ILO seems to have always defined prostitution as indecent work, a situation which contrasts with the (often silent) efforts of some ILO experts in occupational health and women and development to address the question of sex work as work so as to improve the conditions under which sex workers struggle for dignity and a living. We draw upon the archival records of the ILO (related to specific conventions and reports and different programs in the Office) and related organizations (League of Nations, UN), contemporary reports and proceedings, and interviews. 

The proposed paper connects to two areas of interest of the conference: labor and social justice and norms and regulation. Overall it engages with the international production of categories that separated intimate or bodily labor from “respectable” or “decent” work. Additionally it looks at the international response to female sex workers and at the narrow definition of work within international labor law. 


Personnes connectées : 1