Equivalence et exclusion : construire l'Europe et ses “Autres” dans les conventions migratoires de l'entre-deux-guerres.
Leila Kawar  1  
1 : University of Michigan

Ce papier soutient que les initiatives d'établissement de standards sous les auspices de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) ont contribué à construire des différences de catégories entre les travailleurs migrants européens et extra-européens, devenus essentiels au régime européen contemporain de mobilité du travail. La contribution de l'OIT à cette construction a inclus deux dimensions. Premièrement, la Convention sur les travailleurs migrants de l'OIT de 1939 (n° 66) a énoncé un principe général d'égalité de traitement des travailleurs dans l'accès à l'Etat-providence, en construisant le cadre de travail par des accords bilatéraux entre les Etats européens de départ et d'arrivée, et a étendu ces principes à tous les migrants européens. Dans le même temps, la Convention a relégué les sujets coloniaux, y incluant supposément ceux qui avaient émigré pour travailler en Europe, sous couverture d'un régime international normatif parallèle pour les “travailleurs indigènes”, effaçant par là-même la présence contemporaine des travailleurs “coloniaux” et “exotiques” sur le sol européen.

La présente proposition contextualise en premier lieu l'émergence d'un principe d'égalité de traitement pour les étrangers et ressortissants européens dans la loi sociale européenne, utilisant des sources de première main comme les traités de loi et les conventions bilatérales de travail adoptées immédiatement avant ou après la Première Guerre Mondiale. En utilisant des matériaux historiques issu de recherches dans les archives de l'OIT, l'analyse retrace ensuite le processus à travers lequel la norme d'égalité de traitement pour les travailleurs étrangers a été incorporée dans la législation internationale du travail, en apportant une attention particulière aux méthodes d'exclusion par lesquelles les sujets coloniaux travaillant sur le territoire européen ont été exclus de la portée de ces dialogues visant à l'élaboration de normes.

Une lecture attentive des sources historiques primaires amène à la conclusion que l'OIT, lors de l'élaboration des normes a, dans, l'entre-deux-guerres, procédé à une ségrégation de la main d'oeuvre "de couleur", sur la base de protections établies en faveur des travailleurs européens. Elle a reproduit et formalisé une vision du 19ème siècle de différence civilisationnelle qui a été adoptée de manière unilatérale par les réformateurs progressistes européens après la Première Guerre Mondiale. Par ailleurs, l'analyse déconstruit le processus de création par lequel les normes légales s'éloignent graduellement de la réciprocité contractuelle pour aller vers un encadrement des droits individuels des migrants, sous l'influence grandissante et véhémente des membres de l'OIT. La distinction renforcée dans les conventions de l'entre-deux-guerres entre migration des travailleurs issus du monde civilisé et ceux dont les peuples n'avaient pas atteint pleinement ce degré de civilisation s'est cristallisée dans le Code International du Travail de 1939. Cette synthèse juridique montre comment les représentations normatives d'exclusion et d'équivalence, bien qu'apparemment opposées, ont en pratique contribué conjointement à établir un travail préparatoire conceptuel pour désigner des travailleurs migrants comme potentiellement admissibles pour bénéficier des acquis sociaux inhérents à la citoyenneté européenne, comme le droit à la liberté de circulation.

 

ENGLISH VERSION

 

 

Equivalence and Exclusion: 

Constructing Europe and Its Others in Interwar Migrant Labor Conventions

 

This paper argues that standard-setting initiatives under the auspices of the International Labour Organization (ILO) contributed to constructing categorical differences between European and non-European migrant workers that have become foundational to the contemporary European labor mobility regime. The ILO's contribution to this construction included two dimensions. First, the ILO Migration for Employment Convention of 1939 (No. 66) enunciated a generalized principle of equality of treatment in workers' access to the social state, building on the framework developed in bilateral accords between European sending and receiving states and extended these principles to all European migrants. At the same time, the Convention relegated colonial subjects, presumably including those who had emigrated to work in Europe, to the coverage of a parallel international normative regime for "indigenous workers," thereby effectively erasing the contemporaneous presence of “colonial” and “exotic” workers on European soil.

The paper first contextualizes the emergence of equality of treatment for foreigners and nationals in European social law, using primary-source materials such as contemporaneous legal treatises and bilateral labor conventions adopted immediately before and after the First World War. Using historical materials drawn from research in the ILO Archives, the analysis then traces the process through which the norm of equality of treatment for foreign workers was incorporated into international labor legislation, paying particular attention to the techniques by which colonial subjects working on European territory were excluded from the scope of these standard-setting discussions. 

Close reading of primary-source historical materials leads to the conclusion that the ILO's interwar standard-setting, by segregating "coloured" recruited labor from protections designed for recruited European workers, replicated and formalized a 19th century vision of civilizational difference which was unreflectively embraced by European progressive reformers after the First World War. At the same time, the analysis demonstrates the creative process by which standards for migrant workers gradually moved away from contractual reciprocity and towards a framework of individual migrant rights, under the influence of an increasingly diverse and vocal ILO membership. The distinction cemented in interwar conventions between migration of workers in the civilized world and of those peoples who have not fully reached this goal was crystalized in the International Labour Code of 1939. This juridical syntheses exemplifies how normative representations of exclusion and equivalence, while superficially in tension with one another, in practice jointly contributed to laying a conceptual groundwork for which types of migrant workers would be considered potentially admissible to the benefits of postwar European social citizenship, including the right to freedom of movement.

 


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