L'histoire de l'OIT se caractérise depuis sa fondation par un antagonisme entre la revendication universaliste de justice sociale d'une part et son particularisme eurocentrique concernant la régularisation des relations professionnelles d'autre part.
Cet article étudie cette tension inhérente à l'histoire de l'OIT au cours des années 1950 et 1960, lorsque l'organisation a mondialisé son programme au sein du multilatéralisme des Nations Unies, en se concentrant sur le contexte latino-américain. Il analyse en particulier l'histoire du Programme indien andin (PIA), un projet de développement régional que l'OIT a coordonné en collaboration avec d'autres institutions spécialisées des Nations Unies entre 1953 et 1968 en Bolivie, en Équateur et au Pérou.
Le PIA représente le résultat de deux décennies d'études menées au sein et hors de l'OIT sur ce que l'on appelle la « question autochtone » et combine l'approche de la multiplication des droits de la personne avec le domaine émergent de la coopération internationale pour le développement. L'objectif principal du PIA était de « développer » et d'« intégrer » les communautés indigènes du haut plateau andin, les Quechuas et les Aymaras, dans leurs sociétés nationales respectives. L'OIT a défini le PIA comme étant le projet d'assistance technique le plus important en Amérique latine, qui devait venir compléter sa Convention relative aux populations aborigènes et tribales de 1957 (n° 107) et servir également d'exemple pour des projets futurs dans d'autres régions du monde. Aujourd'hui, et sans avoir fait l'objet d'une enquête historique approfondie, le PIA est toujours considéré comme l'un des fondements du programme de l'OIT dans les années 1950 et 1960.
Pour la première fois dans l'histoire, l'OIT a, avec le PIA, inscrit la question des peuples indigènes à son programme de coopération multilatérale pour le développement. Du point de vue des planificateurs du projet de l'OIT, cela signifiait que la population autochtone de l'Altiplano devait être traitée différemment des autres populations rurales des pays en développement en raison de sa supposée « indigénité ». Ainsi, le présent article soutient que le PIA fournit un exemple éloquent pour discuter de l'hypothèse de Roxana Barrantes sur l'élaboration de géographies humaines différenciées au niveau mondial dans la politique de l'OIT, non seulement dans le domaine du droit international, mais également dans le domaine émergent de la coopération pour le développement.
Dans ce contexte, nous cherchons à savoir dans quelle mesure la réalisation du PIA a fait évoluer et a renforcé l'interprétation de l'OIT d'une géographie humaine différenciée pour les sociétés latino-américaines, qui étaient censées être dépourvues de « norme historique » de modernité eurocentrique, particulièrement en ce qui concerne l'existence des principales populations rurales qualifiées d'autochtones.
À partir d'une grande diversité de sources (documentation interne de l'OIT et correspondance sur le PIA, rapports et procès-verbaux des conférences, conventions et résolutions internationales, ainsi que la couverture du PIA par la presse andine et internationale), nous allons tout d'abord étudier la représentation dominante de la population indigène constituée au cours du PIA. Dans un deuxième temps, nous examinerons comment le PIA – dans le cadre d'une politique plus large de coopération bilatérale et multilatérale pour le développement – a eu un impact sur la formulation des politiques de développement rural dans les pays andins dans les années 1950 et 1960 et au-delà. Dans un troisième temps, nous montrerons comment le PIA a été présenté et discuté publiquement au cours de la période de sa mise en œuvre dans et hors des pays andins, en ce qui concerne sa légitimité politique et ses réalisations concrètes.
ENGLISH VERSION
The ILO and the definition of Latin America as a region of special concern: The example of the Andean Indian Programme, 1953-1968.
The history of the ILO has been characterized since its foundation by a friction between the universalist claim for social justice on the one side and its Eurocentric particularism regarding the regularization of industrial labor relations on the other.
The proposed paper sets out to investigate this inherent tension in ILO's history during the 1950s and 1960s, when the organization globalized its agenda inside UN multilateralism, focusing on the Latin American context. In particular, it analyzes the history of the Andean Indian Programme (AIP), a regional development project which the ILO coordinated in collaboration with other UN Special Agencies between 1953 and 1968 in the countries of Bolivia, Ecuador and Peru.
The AIP represented the outcome of two decades of study inside and outside the ILO regarding the so called “indigenous question” and combined the approach of human rights proliferation with the emerging field of international development cooperation. The central aim of the AIP was to “develop” and “integrate” the indigenous communities of the Andean Highland, the Quechua and Aimara, into the respective national societies. The ILO delineated the AIP as its most significant technical assistance project in Latin America which should complement its 1957 Indigenous and Tribal Populations Convention (No. 107) and serve as an example for future projects in other world regions, too. Today, and without being thoroughly historically investigated, the AIP still counts as one of the cornerstones of ILO's agenda from the 1950s and 60s.
With the AIP, the ILO for the first time in history put the issue of indigenous peoples on the agenda of multilateral development cooperation. This meant, that from the viewpoint of the ILO planners of the project, the indigenous population of the altiplano was to be treated differently compared to other rural populations in developing countries due to their supposed “indigeneity”. Thus, the paper argues, that the AIP provides an insightful example to discuss Roxana Barrantes' hypothesis of an elaboration of globally differentiated human geographies in ILO's policy, not only in the sphere of international law but also in the emergent field of development cooperation.
Against this background, we raise the question in how far the realization of the AIP actualized and accentuated ILO's interpretation of a differentiated human geography for Latin American societies that were supposedly lacking the “historical norm” of Eurocentric modernity, especially with regard to the existence of major rural populations characterized as indigenous.
Departing from a broad basis of sources (internal ILO documentation and correspondence on the AIP, reports and minutes of international conferences, conventions and resolutions, as well as Andean and international press coverage on the AIP), we will discuss firstly the dominant representation of the indigenous population created in the course of the AIP. Secondly we will elaborate how the AIP – as part of a broader policy of bi- and multilateral development cooperation – impacted the formulation of rural development policies in the Andean countries during the 1950s and 1960s and beyond. And thirdly, we will show how the AIP was publicly presented and discussed during the period of its implementation inside and outside the Andean countries with regard to its political legitimacy and practical achievements.